Entretien avec Sophie Lannes pour L'Express

«« Oui, j'ai dérobé un trésor, mais au fond, je ne l'ai qu'emprunté. Je vais rendre ce trésor que les gens transportaient avec eux sans en être conscients ».»

Nom : Doisneau.
Prénom : Robert.
Age : 70 ans. Yeux : bleus.
Signe particulier : se promène toujours avec un appareil photo dans sa poche. Profession... photographe. Profession ... photographe ( l'un des plus prestigieux de France, selon ses pairs du monde entier) ou pète (et non des moindres, selon Blaise Cendrars, André Frénaud, Bobby Lapointe, Jacques Prévert ou Robert Giraud, qui furent se compagnons)

Ce qu'il redoute le plus, c'est qu'on fasse de lui une « potiche », un objet de musée. Il a passé sa vie à fuir devant la gloire et son cortège d'interviews.
« Savoir rire de soi » est la qualité qu'il préfère chez l'homme. C'est dans cet esprit qu'il a répondu aux questions de Sophie Lannes pour l'Express. Ne soyez pas dupes de ses clins d'œil. Quand il dit n'avoir chipé que quelques secondes à l'éternité, c'est que l'éternité, pour les photographes n'est faite que de centièmes de seconde.

Aux Etats Unis, on met des gants pour toucher les photos de Robert Doisneau. Vous n'auriez jamais imaginé ça, dans les années 30, quand votre tante Zoé vous considérait comme un saltimbanque et que vous pensiez, vous, que la passion de la photographie risquait de faire de vous un clochard. Aujourd'hui, c'est la gloire ?
La gloire ? Ce serait ridicule d'acquiescer ! Ici, chez moi, on étale les photos par terre et, pour en éliminer une, on l'écarte d'un coup de pied. Penser que, là-bas, c'est manipulé avec des gants, des gants blancs pour moi, maintenant. Comme pour une vieille chose.

Vous avez tout de même été sacré, il y a un an, aux Etats-Unis, le meilleur photographe de l'année par « The photographers Forum ».
Oui ! Comme le beaujolais 47 ! Les Etats Unis, ça a commencé il y a une quinzaine d'années. Gisèle Freund m'avait téléphoné pour me dire que Lee Witkin voulait me voir. J'ai cru d'abord, que c'était une femme parce qu'il y avait alors une chanteuse qui s'appelait Lee quelque chose. J'y suis allé et j'ai vu que c'était un monsieur qui avait une galerie et qui voulait m'acheter des photos. Je l'ai découragé. Le genre d'images que je fais, ce n'est pas la photo d'ameublement qu'on met dans le salon près d'un bouquet de fleurs. On peut y mettre une dame nue mais pas une vue du Kremlin Bicêtre ou de Gentilly. Il s'est entêté. Et, c'est curieux, il en a vendu pas mal. Mais pour moi, vendre ce genre de photo-estampe dont on fait un objet rare, c'est aller contre le cours de l'histoire de la photo. Je la voulais de plus en plus répétée, tirée en grande série. Je me suis toujours opposé à cette idée de tirage limité, héritée du temps de l'estampe et de là gravure, que je connais bien...

Pour avoir fait l'école Estienne...
Oui, il n'y a pas de quoi s'en vanter. On limite le tirage d'une gravure sur cuivre pour des raisons parfaitement logiques et techniques ; quand elle est fraîche de mordançage de morsure chimique, elle a sur ses bords de petites aspérités qui retiennent très bien l'encre, et qui à force de passer sous la presse, s'atténuent, donnant un encrage beaucoup moins joli. Mais moi, maintenant, je tire mes photos beaucoup mieux qu'il y a vingt ans. C'est très long à faire, ça demande beaucoup de soin et c'est une grosse dépense d'énergie, des tirages de bonne qualité. Et je ne suis pas mauvais tireur. Mais quand on me demande des « vintages » comme on dit, je me refuse complètement à ce jeu. Naturellement ça m'arrange bien qu'on m'achète ces vieilles photos qui ont été faites, à l'époque, contre l'avis général. Tout le monde me disait « Ne perdez pas votre temps avec des trucs comme ça ! » Maintenant il y en a cent cinquante, là-haut, qui vont partir pour la Chine. Les chinois vont voir Montrouge et les bals de Robinson.

Vous faites une exposition en Chine ?
Oui Malheureusement je ne peux pas y aller, à cause de la santé de ma femme. La Chine, j'aurais bien voulu voir. Ils avaient de l'humour dans leurs choix, les deux qui sont venus ici. L'un était de Shangaï, l'autre de Pékin. Ils ne se comprenaient pas entre eux, ce qui m'a fait conclure que ce n'était pas la peine d'apprendre le chinois.

Aux Etats Unis vous vendez même des portefolios ?
Oui, ça n'existe pas ici, ces sortes d'étuis avec quinze ou vingt photos séparées, signées, numérotées, dans un cartonnage remarquable. Ca pèse une tonne. Une pierre tombale. Là-bas, ça se vend, parce que si on l'offre à une bibliothèque ou un musée, on le déduit de ses impôts.
Mais l'engouement pour la photo historique, c'est un phénomène intéressant. C'est toute l'histoire d'Eugène Atget. C'était un vieux type solitaire, assez râleur, qui, contrairement aux photographes auxquels on donnait des médailles, se traînait dehors avec son appareil et photographiait une grille d'arbre, la façade d'un bistrot, des petits métiers. A l'époque, ces messieurs de la Société française de photographie faisaient des nus drapés façon gréco-romaine, avec des vases sur l'épaule. Lui, il fouinait partout. Il était dans la mistoufle et, maintenant, ses photos, ça vaut la peau des fesses. Un million ancien. Et, au Musée d'Art moderne de New York, on a écrit un truc très sérieux, en deux tomes, pour expliquer ses motivations profondes. Le photographe qui commence maintenant doit être très gêné aux entournures par tout ce qu'on écrit sur la photo. Cendrars ou Prévert, ils avaient vécu ces endroits qu'ils retrouvaient dans la photo. Ou Mac Orlan qui en a très bien parlé. Mais il y a certains écrivains qui ne vont pas sur le terrain et qui font maintenant de la photo une source d'inspiration.

Ils regardent par œil interposé ?
C'est ça. Asseyez-vous près du feu, mon vieux, et racontez-moi ce que vous avez vu. Et ils s'étonnent : « Mais ces gens-là, figurez-vous, ils ont de la sensibilité »
Il y en a qui m'agacent, comme ça.

Vous aussi, comme Atget, vous avez fixé des mémoires, des lieux, des moments d'Histoire ? Votre première photo c'était un réverbère ?
Un fût de bec de gaz, exactement. Atget, c'est aussi instinctif que ce que j'ai pu faire. Mais il l'a fait le premier. Je me sens souvent poche de lui. Ne serait-ce que parce qu'il se trimbalait avec ce même matériel, ces vingt kilos de matériel que j'ai trimbalés. C'est un luxe assez rare que de pouvoir venir mettre sous le nez de nos contemporains, aveuglés par des images mouvantes, un de ces petits trésors qui va disparaître dans la poubelle du temps. Mon idée était de rechercher mes sources dans le quotidien, en évitant tout pittoresque. De découvrir, dans un univers tout proche, mille sujets de jubilation...

Que vous ne trouviez pas à l'école Estienne...
Ah ! ces cours de dessin où, à 16 ans je dessinais des plâtres sous cette lumière des beaux Arts. Ce vélum oblique sur les plâtres, ça me semblait d'un mou, d'un mort ! Quand je sortais dans la rue je voyais des gens qui croustillaient de lumière. Et une lumière qui était indomptée, qui foutait le camp dans tous les sens, le reflet. On n'a jamais dessiné les reflets dans un cours de dessin.
Je voyais des reflets, des gens éclairés par des glaces de bistrot, l'éclairage de la nuit. Et ça me semblait, ça, la vie. La vie qu'il fallait montrer et reproduire.

Comme les impressionnistes avec leur boîte de couleurs sur l'épaule, il vous fallait quitter l'atelier, sortir.
Vous avez tout à fait raison. Ils avaient, eux aussi, besoin d'oxygène. Et, en effet, j'ai d'abord essayé de dessiner dans la rue. Mais les gens se penchent sans pudeur sur ce que l'on fait, vous soufflent leur odeur de tabac, et j'étais tellement timide. Je le suis encore. Donc, la photo me semblait ce qu'il fallait faire. En 1929-1930, il y avait déjà des photographes qui travaillaient dehors : Kertesz, Brassaï. Mais il fallait une formation technique que je n'avais pas... Et connaître quelques lois de composition pour que l'image soit bien troussée et lisible. Savoir se placer, sans intervenir sur le sujet, faire comme les loups quand ils chassent, se déplacer pour isoler le sujet, le sortir du troupeau. Donc, tout ça, je l'ai appris en piétinant sur place. Le première fois que l'on m'a prêté un appareil photo, une boîte en bois 9 x12, avec une poire en caoutchouc, le drap noir, quelle griserie ! Risquer ce matériel d'atelier, très précieux, dehors, lui faire connaître la rugueuse vie de l'extérieur, c'était formidable. Mais quelle libération quand est apparu le Rolleiflex en 1931 !

Vos débuts professionnels vous les avez faits dans la photo publicitaire ?
Dans l'atelier où j'étais entré comme dessinateur de lettres, on faisait de la publicité de produits pharmaceutiques. Et puis, un jour, on s'est dit :
« Pourquoi ne pas photographier les produits au lieu de les dessiner ? »
Et on m'a envoyé acheter du matériel. Mes premières photos, c'étaient des granules, des ampoules et des suppositoires. Mais tout de suite, j'ai eu l'idée de capturer ce matériel pour l'emporter dehors. Cette envie de liberté qui m'a toujours si fort tenaillé. Dès 1932, j'avais mon Rolleiflex et je me promenais dans les rues. Tous mes copains photographes étaient organisés, ils faisaient des photos de casseroles ou de pull-overs, mais ils travaillaient sur commande. C'était sérieux. Tandis que le type qui va se baguenauder ... Chaque fois qu'on m'envoyait photographier des porcelaines de Limoges ou faire un truc à Aubusson, je trichais, j'en profitais pour faire autre chose à côté. Braconner, en quelque sorte. Pour ne pas avoir trop mauvaise conscience, je me disais : « Oui, j'ai dérobé un trésor, mais au fond, je ne l'ai qu'emprunté. Je vais rendre ce trésor que les gens transportaient avec eux sans en être conscients ».

Donc, nous ne plaidez pas coupable ?
Non. Et puis j'avais tellement envie de m'amuser. Et de faire rire les autres avec mes photos. C'est mon élégance. Je n'aime pas les gens qui geignent. Ou qui portent des messages. Ou qui énoncent des lois. Mais je dois beaucoup à André Vigneau chez qui j'ai été opérateur en 1931. Dans son atelier on faisait des photos de mode et d'objets d'art. Il avait un sens de la lumière extraordinaire. La lumière, c'est la matière première avec laquelle on travaille, c'est toute une philosophie.
Il y a la lumière qui accuse. Qui accuse le grain. Que ce soit un galet ou une tête c'est la même chose. On ne voit pas la forme, on voit comment c'est fait. Ou alors il y a la lumière qui est douce, qui va dans le sens de la forme, qui caresse, qui est aimable. Qui donne l'illusion, une sorte de lumière spirituelle. Merci, mon Dieu, d'avoir ait cette journée ! Et puis si on est en colère, on choisit encore une autre lumière, le contre-jour. Quelle saloperie, la vie ! Chienne de vie ! Vigneau était contre la photo jolie, le faux romantisme, les relents de la gravure... l'académisme. Les gens cultivés, qu'est ce qu'ils peuvent être emmerdants ! Moi, j'aime bien les brutes sensibles.

Des usines Renault au bal Besteigui, des bistrots des Halles, la nuit aux photos pour « Vogue », les démangeaisons de la liberté vous faisaient faire de curieux itinéraires !
Je n'avais pas de plan, je me laissais porter. J'étais l'un des rares photographes issus d'une classe où on n'avait pas le droit de n'en faire qu'à sa fantaisie.
La contrainte, ça peut être bon, mais à condition que ça ne vous amène pas à la résignation. Ma contrainte à moi, c'était de gagner ma vie. Donc d'accepter tout ce qui se présentait. Mais toujours avec ces escapades à mes heures de loisir. Avant d'aller travailler, très tôt, je cavalais aux abattoirs de la Villette. Une fois par semaine, je m'imposais de me lever à 3 heures du matin pour aller aux Halles. J'ai toujours fait ça. En 1934, je suis entré aux usines Renault, appointé pour faire des photos d'ateliers, de voitures, de pièces détachées. Je travaillais avec de grosses chambres en bois, montées sur pied. Comme les films n'étaient pas très rapides, pour éclairer, on se servait de magnésium. Une petite bouteille bourrée de poudre. Plus on était généreux sur la charge, plus on avait la sécurité.
On mettait le feu avec une amorce, comme pour les revolvers d'enfant, on tirait sur la gâchette et, à ce moment-là, on découvrait l'objectif. L'obturateur, c'était mon béret basque. Je portais des knickerbockers et, avec mon béret, j'avais une de ces allures ! Je retirais mon béret de l'objectif et boum ! je le remettais. Ca faisait une fumée terrible ! Une espèce de champignon qui montait jusqu'au plafond et qui retombait en poudre blanche. On ne faisait qu'une seule photo, parce que, après, les gens, il fallait qu'ils se secouent, qu'ils se brossent. C'était une rigolade formidable dans ces ateliers où les types, avec leurs tâches répétitives, n'avaient pas beaucoup de distractions. Et une photo, ça faisait une heure de travail perdue !

Ca a duré longtemps ?
Cinq ans ! C'est long quand même ! Cinq ans avant que je me fasse mettre à la porte pour retards répétés. Au fond, c'est ce que j'attendais, avec ce mois de préavis pour tenter des travaux personnels. Je me suis retrouvé à la rue, que je n'ai plus pu quitter, parce que moi, j'ai été allaité au sirop de rue. Seulement, quand c'est arrivé, c'était en 1939. Et mon premier reportage de photographe-illustrateur indépendant, la descente de la haute Dordogne en canoë a été interrompu par la déclaration de guerre...

En 1949 vous travailliez pour « Vogue ». On vous imagine pal faisant de la photo de mode.
Je les faisais probablement très mal, je n'ai rien conservé. J'étais entré à l'agence Rapho, et c'est Raymond Grosset qui, très gentiment, m'avait négocié ce contrat supplémentaire. En revanche, les grands bals, c'était assez acrobatique. Il fallait être costumé, aller louer son smoking au Cor de chasse. Je me souviens d'une arrivée chez Etienne de Beaumont. Maurice, mon assistant, et moi avions l'air de deux pingouins, dans des smokings trop grands qu'on n'avait pas essayés.

Donc, épingles de nourrice partout. Et pour transporter nos flash-bulbs - il en fallait bien cent pour une soirée - nous avions des sacs de l'armée américaine.
Ce n'était pas facile d'isoler le sujet pour avoir une photo élégante, dans une soirée où tout le monde papote. Pas facile la démarche du loup qui isole du troupeau.

Et poum ! On faisait partir deux lampes et ces dames poussaient des petits cris :
« quelle horreur ces photographes ! » Pour téléphoner le lendemain en demandant « est-ce que je suis bien ? ». Et à trois heures du matin, Maurice, qui était livreur de journaux, partait faire sa tournée en smoking ! C'était amusant.
Un peu sportif. Mais la mode en studio, là, vraiment je ne savais pas quoi faire.

Vous êtes né à Gentilly, vous vivez à Montrouge, vous connaissez tous les pavés de Paris, et le jour où on vous a demandé de faire un album de voyage, vous n'êtes pas allé plus loin que la Loire. Votre curiosité n'est-elle vraiment qu'hexagonale ?
On m'a envoyé loin, très loin même, en reportage. A Hollywood, à Palm Springs, et même en Sibérie. Mais on m'a envoyé comme un paquet. Complètement décontenancé par le changement d'heure, les langues que je ne connais pas, la monnaie qui m'épouvante, je travaille comme un canard auquel on a coupé la tête. Automatiquement. Je ne sens rien. Comme j'ai du métier, je rapporte des images, mais ça ne vaut rien. La Loire, il aurait fallu y rester très longtemps pour la faire bien. Même les passages de Paris, maintenant, je sens que je les referais autrement. Il me fait beaucoup de temps pour comprendre. J'ai une théorie là dessus, toute récente. La théorie delà bouteille. Les idées me viennent la nuit, c'est le bouchon qui se mouille quand la bouteille est couchée. Quand on la remet debout, le bouchon sèche et le vin se gâte. Si je vais très loin, loin de l'endroit où je dors, j'ai la tête sèche. Je ne sens plus rien. A une demi-heure d'ici, je fonctionne bien... Au moins pendant deux heures.

Vous partez au hasard à la pêche aux images ?
J'accumule les décors, et puis j'y retourne. Je me plante on petit rectangle et j'attends. C'est une opération qui tient de la foi, de la folie. Tous les sens jouent, l'odorat, le toucher. Et chaque fois, oui, il se passe quelque chose. Deux heures, et ça y est. C'est uniquement instinctif, mon truc. C'est animal. Un photographe intelligent, il est foutu. Il ne va pas sentir, très vite, que là il va se passer quelque chose. Il faut qu'il s'amuse et qu'il flaire... Il y a un côté divinatoire chez le type qui fait des images. N'importe où il y a toujours quelque chose en préparation, il suffit de regarder longtemps pour que le rideau daigne s'ouvrir. Paris est un théâtre où l'on paie sa place avec du temps perdu. L'ennui maintenant c'est que les gens ne savent plus flâner. Alors, quand on reste, comme ça, aux aguets, on a l'air louche. Mais s'il ne reste qu'un badaud, je serai celui-là ! Pas plus tard qu'hier, je me baladais porte de Vanves. Pour animer un mur d'immeuble, devant un terrain vague, on a peint des papillons immenses de trente mètres de haut. Je me suis dit « que c'est beau, cet endroit ! » Et je n'ai pas pu m'empêcher d'attendre :
« Ce n'est pas possible. Personne ne viendra se mettre là-dedans ? » Et est arrivé un couple avec des jumeaux. Deux petits machins blancs, deux choux-fleurs posés dans une voiture d'enfant... c'était fantastique.

Le Paris que vous avez photographié existe de moins en moins. Trouvez-vous encore de la matière sur la dalle de la Défense ou sur le Front de Seine ?
Non. Le Front de Seine, j'y suis allé trente fois pour rien. Il n'y a personne. Il n'y a que des gens qui, après le journal télévisé du soir, vont faire pisser leur chien. Pendant vingt minutes, ça inonde la dalle. Et c'est tout. Dans la journée, rien.
Si, une fois, à l'époque des planches à roulettes, un mercredi, il y avait des enfants. Un des gosses est tombé et sa planche est allée rouler dans les jambes d'un gardien de banque. Et le gardien, il n'a pas pu y tenir. Il est monté sur la planche et il s'est cassé la gueule avec son pétard. Mais je n'ai pas osé faire la photo ! Oui c'est un peu triste, maintenant.

Dans les années 30 et même après la guerre, les gens aimaient bien perdre leur temps dans la rue. Et puis les parisiens ont giclé en banlieue, tout le monde est pressé. Et, dans ces grands ensembles, on arrive en auto au garage et on prend l'ascenseur, sans mettre le nez dehors. Beaubourg, oui, c'est rigolo. Mais il y a trop de monde pour moi. Ce qui me plaît dans Beaubourg, c'est que ça a emmerdé le gens de goût !

Vos photos au fond, ce sont des histoires, elles ont un commencement, un milieu, une fin ?
Pendant longtemps, oui, mes photos étaient une petite histoire fermée. Mais maintenant, je cherche à faire autrement. Il me semble plus utile de suggérer.
Il y a un commencement, mais la fin, c'est celui qui regarde la photo qui va l'imaginer. Boubat réussit merveilleusement dans ce genre. Boubat, que Prévert a désigné comme « un grand correspondant de paix... » Quel beau compliment ! Il a une autre vision du monde, dont je me sens très proche. Il aime les choses heureuses, harmonieuses. Chez Cartier Bresson aussi il y a ce côté harmonieux dans la distribution des plans, des masses. C'est fait gravement. C'est un homme qui a l'air inquiet, nerveux, mal à l'aise mais il se déclenche exactement au moment où tout coïncide bien. Il a fait des tas de photos vraiment épatantes.

Boubat dont Bernard Noël écrit dans un album sur les jardins de Paris qui vient de sortir dans la même collection que vos « Passages » : « Il a capté ce que d'ordinaire on n'aperçoit pas dans sa propre vue et qui seul, méritait cette prise. » Créer de la vue, c'est aussi votre démarche ?
Ca rejoint, pour moi, le poème de Prévert « le Jardin » : « la petite seconde d'éternité où tu m'as embrassé, où je t'ai embrassée, un matin, dans la lumière de l'hiver, au Parc Montsouris, à Paris... sur la terre... qui est un astre. » Prévert, ça a été avec lui une merveilleuse complicité. Ces mots qu'il a sortis du quotidien, qu'il a astiqués, c'est une certaine façon de cadrer la photo pour rendre évidente une beauté méprisée parce que trop présente, trop quotidienne. Car la photo a été aussi pour moi un merveilleux prétexte pour rencontrer des gens que je n'aurais jamais osé abordé par timidité ou par cloisonnement social. Robert Giraud ( le Vin des rues) Maurice Baquet, on a mis vingt cinq ans à faire cet album, « Ballade pour violoncelle et chambre noire ». Quel type épatant ! Il trouve toujours le moyen de s'émerveiller. Jamais il ne dit du mal de qui que ce soit. Et Cendrars, lui, vraiment c'était un cadeau de la vie. Il avait une générosité d'imagination ! Comme je suis censé être beauceron, il avait fait de moi un des descendants des bâtisseurs de la cathédrale de Chartres. Il m'avait inventé une autre vie .
Et elle était bien mieux !

Pourquoi votre prédilection pour le noir et blanc ? Parce que la vraie Photo avec une majuscule, c'est le noir et blanc ?
Non, non, non, pas du tout. Si c'était à refaire, je ferais tout en couleurs. J'ai fait beaucoup de couleur après la guerre, entre 1947 et 1960, quand je travaillais comme un fou, nuit et jour. Chez Rapho, on me laissait faire un peu tout ce que je voulais, et je faisais aussi des photos publicitaires, des catalogues. Eh bien, mes films en Ektachrome de l'époque sont complètement foutus, roses, mauves, lilas. Si tout ce que j'ai fait à l'époque, je l'avais fait en couleurs, il n'y aurait plus rien.
Et aujourd'hui , réflexe du type blanchi sous le harnais, si j'ai deux appareils sur moi, je vais tout de suite sauter sur le noir et blanc. L'âge, que voulez-vous... Mais la couleur apporte quelque chose de supplémentaire. Que c'est beau ! Même les voitures qui sont comme des colliers de perles en couleur. Mais il est trop tard, tant pis ! D'autres le font et c'est très bien. Une autre vie, d'autres gens, d'autres rythmes. Je trouve ça très intéressant. Je ne me ronge pas les ongles en disant : « la vache, il a fait ça. » Dans tous les métiers dits d'art les gens se détestent beaucoup. C'est désagréable, ça rapetisse le bonhomme, le côté haineux, ragoteur. Quand on devient aigri, le teint jaunit...

Mais la technique vous a bien facilité le travail depuis trente ans ?
Ah oui ! Mais il y a un danger. Les appareils sont si voraces aujourd'hui qu'ils en arrivent même à bouffer le photographe. Quand on n'a pas d'appareil sur soi - et souvent mes confrères me l'ont dit- on voit quantité de choses. Si on l'a, vorace, exigeant, il faut lui fournir du cliché, on s'affole, on en fait, on en fait. Et ce sont des bandes de contact à foutre en l'air. Il n'y a rien de bon dans tout ça.
La sélection dans le grand nombre ne remplacera jamais l'émotion.

Ce besoin profond de fixer les images, d'où vient-il ?
J'ai pensé longtemps que c'était le refus de mourir. Il y a un peu de ça. L'univers qu'on aime ne doit pas disparaître. C'est triste, bien sûr de regarder les photos anciennes. La vie passe et on entre dans le troisième âge par inadvertance.
On a beau se cramponner après les images, on est en plein dérapage, on n'arrive pas à retenir le temps qui fout le camp. Alors, les images, c'est la parade : même si, après, elles donnent le cafard. Mais, pour moi, je crois qu'il y a eu aussi le besoin de me faire une bande, d'avoir des complices, pour être protégé. Et ce groupe s'est étalé. Je passe mes dimanches à répondre à des lettres de gens que je ne connais pas, qui vivent très loin, au diable, et qui me demandent des photos. Ce besoin d'une bande, c'est mon aveu de faiblesse.

Il y a bien aussi l'idée de laisser une trace en créant ?
La création, oui. Le besoin irrésistible de créer quelque chose, que ce soit avec un bout de bois ou des images. Ce n'est jamais dérisoire. C'est sérieux. C'est profond. Je pense que c'est une espèce de recherche de Dieu, appelons ça comme ça, une espèce de prière. Bien que je ne sois pas un familier de la prière, il y a là comme une adoration de ce qu'on voit. C'est beau. Cocasse aussi.
Ou absurde. Mais extraordinairement marrant ! Il est des jours où l'on ressent le simple fait de voir comme un véritable bonheur.